Pièce #67

    Chine : main basse sur la matière première des hautes technologies

    Paru sur up-magazine.info | 05.02.2018 | Gérard Ayache

    Du smartphone que nous avons toujours à portée de main, aux turbines d’éoliennes, des voitures électriques qui rouleront sur toutes nos routes aux satellites qui nous orientent, des appareils médicaux qui améliorent notre santé aux objets connectés qui nous entourent, des robots aux nanotechnologies, tous ces produits ont en commun une matière étrange. Ou plus précisément plusieurs matières, aux noms imprononçables. Des métaux rares, extraordinairement difficiles à extraire de leurs gangues de roches. Ces métaux existent partout sur la planète mais leur extraction a un coût colossal et inacceptable : pollution et atteinte à la santé des travailleurs. Nos sociétés occidentales ont donc depuis des décennies abandonné l’extraction de ces précieux métaux. La Chine quasiment seule s’y est intéressée, moins regardante que nous sur les questions écologiques. Résultat, l’empire du Milieu détient jusqu’à 99 % du marché des métaux rares. Et peut y faire souffler la tempête. Quand la Chine le voudra, nous pourrions être privés, du jour au lendemain d’appareils électroniques. Le remarquable livre enquête de Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares, nous donne les clés de cette situation.

    Scandium, Yttrium, Lanthane, Cérium, Praséodyme, Néodyme, Prométhium, Samarium, Europium, Gadolinium, Terbium, Dysprosium, Holmium, Erbium, Thulium, Ytterbium, Lutécium… Vous en voulez d’autres ? Voici Antimoine, Tungstène, Thorium, Silicium… Ces métaux rares forment un ensemble cohérent d’une trentaine de matières premières dont la caractéristique géologique est d’être associés, dans la nature, à des roches et métaux très abondants. Comme leur nom l’indique, ces métaux sont extraordinairement rares. Pour en extraire un gramme, il faut purifier des tonnes et des tonnes de roches. Si vous voulez obtenir un sachet d’un kilo de gallium, il vous faudra manipuler cinquante tonnes de rochers. Pour certains métaux comme le lutécium, c’est mille deux-cents tonnes de roches qu’il faudra purifier avant d’obtenir un kilo de matière précieuse.

    Le nec plus ultra

    Pourquoi aller chercher ces matières si rares et difficiles à extraire ? Parce qu’elles sont le nec plus ultra de ce que peut nous offrir les milliards d’années d’évolution de la Terre. Une infime dose de ces métaux peut ainsi, par exemple, émettre un champ magnétique sans commune mesure avec celui produit par du charbon ou du pétrole. Leur qualité est dès lors évidente : ils n’émettent quasiment pas de CO2 et séduisent donc toutes les industries dites « vertes ». Des métaux devenus centraux, non seulement à l’industrie électronique mais aussi à la transition écologique et énergétique.

    Toutefois, dire ceci, c’est oublier ou feindre d’oublier que la production de ces métaux rares est des plus polluantes qui soit. Pour extraire les métaux rares de leur gangue de roche, il faut mettre en œuvre un processus de raffinage qui n’a rien de raffiné. Il faut broyer des tonnes de cailloux, employer une kyrielle de produits chimiques hautement agressifs comme les acides sulfuriques et nitriques. Un process long et répétitif avant d’obtenir un concentré pur à près de 100 %. Pour y parvenir, inutile de préciser que les répercussions sur l’environnement sont catastrophiques : rejets, empoisonnement des e aux, contamination des terres, etc. Ceux qui vivent à proximité de ces mines et industries d’extraction souffrent de pathologies sévères, de cancers, de fertilité, de malformations…

    Nos contrées occidentales possèdent dans leurs sols des métaux rares. Parfois en abondance. En France plusieurs mines existaient au siècle dernier. Comme ailleurs, elles ont fermé. La pression des organisations écologiques a conduit, une à une à la fermeture de ces mines, partout en Europe et aux Etats-Unis.

    « Pour faire du propre, il faut faire du sale »

    Les conséquences écologiques de l’extraction des métaux rares jettent une ombre sur les technologies vertes et numériques dont nous sommes si fiers. Car loin d’être inoffensives, ces technologies contribuent, très en amont, à polluer les hommes et la planète. « Pour faire du propre, il faut faire du sale » écrit Guillaume Pitron dans son livre. Selon lui, la transition énergétique et numérique est une transition pour les riches. Elle dépollue les centres-villes en se délestant sur des zones plus miséreuses, lointaines et surtout éloignées de nos regards. C’est pourquoi l’Occident a préféré transférer la production des métaux rares – et leur pollution –ailleurs, loin, très loin.

    La Chine est loin. Et elle n’est pas très regardante sur la pollution. Certes, elle est en train de changer et tend à devenir la première puissance verte, mais est-ce pour de bonnes raisons ? Toujours est-il que depuis quelques décennies, l’empire du Milieu s’est mis à extraire des terres et métaux rares. La Chine l’a fait si bien, mobilisant des moyens humains qu’elle seule est capable de mettre en œuvre, qu’elle est devenue rapidement la première puissance mondiale dans l’extraction de ces matières premières vitales. Elle en a les moyens car la seule mine de Baotou, située en Mongolie-Intérieure, recèle près de 40 % des réserves mondiales de terres rares. Elle en a aussi la volonté. Sortie de décennies de marasme, la Chine a voulu, sous l’impulsion de Deng Xiaoping, prendre sa part du gâteau de la mondialisation. Elle met alors en œuvre, dès la fin des années 1970, une vaste politique de dumping social et environnemental pour générer des avantages compétitifs par rapport aux pays occidentaux. Les résultats de cette politique, on les connait. La Chine est devenue l’usine du monde et fabrique, à petits prix, tous les produits de consommation dont l’Occident a besoin. Mais surtout, la Chine devient le premier producteur de minerais que le monde globalisé exige pour soutenir sa croissance économique. Avec l’ère du numérique et de la transition énergétique, la Chine se retrouve assise sur un filon, qu’elle seule est en mesure d’exploiter. Avec les terres et métaux rares, elle détient aujourd’hui jusqu’à 99 % d’un marché que les puissances occidentales lui ont toutes abandonné.

    Brève histoire d’un abandon

    Retour sur la France des années 1980. Vous souvenez-vous de Rhône-Poulenc ? Le logo de cette entreprise figurait comme sponsor au générique de l’émission Ushuaia d’un certain Nicolas Hulot… A cette époque, l’industriel français était l’un des deux leaders mondiaux des métaux rares. A La Rochelle, en Charente-Maritime, Rhône-Poulenc purifiait annuellement huit à dix-mille tonnes de terres rares – soit 50 % du marché mondial. La France transformait la moitié de la plus stratégique matière première, celle qui allait bientôt conditionner notre transition numérique et énergétique. Guillaume Pitron rappelle que « nous disposions d’un savoir-faire chimique prodigieux, doublé d’une prééminence commerciale remarquable ». Mais cela allait, bien sûr avec des entorses à l’environnement. L’usine de La Rochelle déversait des rejets en mer et se voyait subir régulièrement les foudres d’armées d’écologistes en colère. Plus encore, les temps de cette époque commençaient de changer. Les lois et réglementations environnementales se durcissaient ; la tension était trop forte. En 1994, le dirigeant de l’époque, Jean-René Fourtou, jette l’éponge. Il demande à d’autres, et notamment aux Chinois de produire ce qui lui cause tant de soucis. C’en sera fini de l’exploitation des terres rares en France.

    En achetant ailleurs, à prix Chinois, c’est-à-dire imbattable, ce qu’il produisait lui-même, l’industriel améliore ses marges et restaure son image environnementale. Bravo ! Jean-René Fourtou ne sera pas le seul à prendre cette décision. Dans le monde occidental, tous les industriels et gouvernements le font. La Chine engrange alors les marchés, les uns après les autres.

    L‘Occident qui se glorifie de ses pratiques écologiques modernes expédie et sous-traite au bout du monde ce qui lui paraît trop sale. De ce fait les États abandonnent leur souveraineté minérale et plus encore celle liée aux métaux rares. Il faut dire pour leur défense, que les quantités sont dérisoires. Nous parlons de quelques milliers de tonnes. Pas plus. Le marché des terres et métaux rares ne représente pas plus que 6.5 milliards de dollars par an. C’est 276 fois moins que le marché du pétrole. Pas de quoi en faire un monde. Mais, ce que l’on oublie, c’est que la présence de ces métaux dans tout ce que nous consommons comme bien un tant soit peu électronique, entraîne des retombées technologiques et économiques gigantesques.

    C’est ainsi, en catimini aux yeux de l’opinion publique et certainement de ceux de nombre de dirigeants occidentaux, que la Chine marque des points. Pékin produit 44 % de l’indium (que l’on trouve dans nos écrans), 65 % du spath fluor (utilisé dans les céramiques et l’optique), 65 % du graphite (indispensable pour produire le graphène dont on dit qu’il est le matériau du futur), 71 % du germanium (composant ultrasensible des cellules photovoltaïques et des fibres optiques) etc., la liste est longue.

    Main basse sur les métaux rares

    La Chine a fait main basse sur les métaux rares, et c’est pour elle une question de survie. En effet, l’empire du Milieu n’est pas seulement le premier producteur de minerais de la planète, il en est aussi le principal consommateur. Car la Chine est devenue une puissance high tech. Les dirigeants Chinois ont parfaitement compris que la maîtrise des nouvelles technologies était la clé du monde. L’adage qui dit que celui qui détient la matière première, détient l’industrie, est on ne peut plus vrai. Pékin mise donc sur l’essor scientifique, encourage la créativité de son peuple et veut offrir une civilisation alternative à celle de l’Occident. La Chine n’est pas seulement l’usine du monde. Elle fabrique les ordinateurs les plus puissants de la planète, dotés d’une capacité de calcul de 93 pétaflops –record mondial–, elle fabrique des fusées, va sur la Lune et crée des dizaines de centres d’innovation partout dans le pays.


    Ses dépenses en R&D ont avoisiné, en 2016, 400 milliards de dollars, soit un peu moins que les Etats-Unis mais beaucoup plus que l’Europe.Les progrès technologiques de l’empire du Milieu sont stupéfiants. En 2015, c’est le pays qui a déposé le plus de brevets au monde. Et la cadence s’accélère.


    En maîtrisant sa chaine d’approvisionnement, la Chine gagne des années d’avance sur le reste du monde. Dans le domaine stratégique des voitures électriques, la Chine devrait être en mesure de produire, dès 2020, 80 à 90 % des batteries des véhicules roulant dans le monde.


    Asphyxie du monde ?

    Au fur et à mesure que les innovations naîtront, les besoins en terres et métaux rares se feront encore plus pressants. La demande de ressources pour fabriquer des éoliennes, des batteries de voitures, des objets électroniques, ne peut qu’augmenter de façon exponentielle. Des analystes estiment que d’ici 2050, en une génération seulement, nous aurons extrait autant de métaux du sol de la planète que pendant les 70 000 années qui nous ont précédés.

    Est-il envisageable que la Chine se mette à accroître sa production pour étancher la soif de métaux rares du monde ? Rien n’est moins sûr. Ayant misé sur le développement technologique et scientifique, elle ne peut risquer de voir ses propres besoins limités. Par ailleurs, elle dispose, en détenant la part presque totale du marché des métaux rares d’un moyen d’asphyxier tous ses concurrents. Guillaume Pitron est formel : « Pékin va favoriser les intérêts de ses industriels des technologies vertes et soutenir la croissance de sa transition énergétique et numérique au détriment de celle des autres. » Les Chinois ont la main sur le curseur du coût de ces matières si précieuses. Si des concurrents advenaient, il lui suffirait de faire chuter les cours, pour asphyxier toute compétition.

    Que faire ?

    Alors que faire ? Rouvrir les mines de métaux rares ? Les experts affirment que cela ne se fait pas en un claquement de doigt. Il faut dix à vingt ans pour mettre en service une production. Pour les pays à tradition minière, comme la France, « géant minier en sommeil », cela pourrait être possible. Guillaume Pitron affirme dans son livre que le président de la République Emmanuel Macron serait pour la réouverture des mines afin d’assurer notre souveraineté sur de tels approvisionnements stratégiques. Inutile de préciser que les organisations écologiques sont contre. Et la polémique s’annonce violente.

    Il reste deux possibilités pour sauver l’Occident de l’étau Chinois : la mer et l’espace.

    Pour ceux de nos compatriotes nostalgiques qui pleurent la fin de l’Empire colonial, il faut leur dire que la France est la deuxième puissance territoriale du monde. Grâce à nos territoires ultramarins, notre emprise sur les océans est considérable. Paris a en effet mené avec succès, ces dernières années, une politique d’extension de son territoire maritime en faisant valoir la convention de Genève de 1958.


    Or les fonds marins regorgent de métaux rares. Un défi technologique, scientifique mais aussi écologique qu’il faudra surmonter.

    En levant les yeux vers l’espace, les promesses sont aussi grandioses. Un astéroïde est passé pas très loin de la Terre en 2011. Les scientifiques ont observé attentivement ce caillou baptisé du nom coquet de UW-158. Il contenait des métaux rares pour une valeur de 5 000 milliards d’euros. Beaucoup plus que tout ce dont la planète a besoin. Cette perspective attise les convoitises. Barack Obama fut un des premiers, avec le petit Luxembourg, à signer un texte révolutionnaire qui reconnaît à tout individu « le droit de posséder, s’approprier, transporter, utiliser et vendre n’importe quelle ressource spatiale ».


    Comment s’étonner alors de cette effervescence de nouveaux entrants et singulièrement ceux de la Silicon Valley, comme Elon Musk, dans la conquête de l’espace, le nouvel Eldorado.

    Les terres et métaux rares sont l’enjeu d’une transition géopolitique majeure. Elle bouleverse et reconfigure notre monde. Pour une poignée de cailloux.

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