Les catastrophes naturelles sont-elles une source d’enrichissement ?
– Up magazine 2017 – Fabienne Marion –
L’ouragan Irma représenterait un coût financier de 1,2 milliard d’euros de dégâts sur les deux îles des Antilles françaises et entre 20 et 50 milliards pour la Floride. Qui va payer ? Les assureurs qui se défaussent régulièrement sur les Etats ? Mais ceux-ci sont trop endettés … Alors, il y a les marchés financiers où de nouveaux produits d’assurance climatique connaissent un succès retentissant. Un nouveau type de contrats d’assurance transformés en titres boursiers. On les appelle Cat Bonds. Cat, comme catastrophe, Bonds comme obligations. Ce sont des produits financiers liés aux catastrophes naturelles qui permettent de se couvrir contre des risques précis. Émises par des assureurs, des réassureurs, ou des banques, ces Cat Bonds ont le vent en poupe.
Pourquoi le monde de la finance s’intéresse-t-il à Mère-Nature ?
Le marché des obligations catastrophes « cat bonds » engrange record sur record. D’après les calculs d’Artemis, site spécialisé dans les produits d’assurance climatique, plus de 10 milliards de dollars (9 milliards d’euros) de ces outils financiers ont été émis depuis le début de l’année, dix fois plus qu’il y a vingt ans. Les catastrophes naturelles sont en pleine croissance …
En août 1992, le cyclone Andrew dévaste tout le sud est des Etats Unis, Floride, Louisiane, Mississipi, et le tremblement de terre de Northridge en 1994 détruit une grande partie de la Californie. Les dégâts sont immenses, estimés à plus de 20 milliards de dollars, un record à l’époque (mais dépassé de loin par Katerina, plus de 70 milliards de dollars). De nombreux assureurs font faillite. Ils réalisent que d’autres catastrophes de ce type ne sont pas à exclure, et qu’ils n’auront pas la surface financière suffisante pour les indemniser. Les réassureurs, qui assurent les assureurs, font le même constat. Mais peu enclins à accepter des risques qui peuvent atteindre plusieurs dizaines de milliards de dollars, ils décident de transférer une partie de ces incertitudes au marché par le biais de nouveaux produits financiers.
L’idée de créer des produits financiers qui permettraient de financer les dégâts permet de lancer sur les marchés, deux ans plus tard en 1994, les premières obligations catastrophes. Aujourd’hui, il en existe des centaines et, vu l’avenir que nous prépare le réchauffement climatique, ils ont de beaux jours devant eux.
C’est la finance qui assure !
Comme l’explique Le Monde, il s’agit de contrats d’assurance qui sont transformés en titres boursiers, en l’occurrence en obligations. Concrètement, l’émetteur (un assureur, un Etat, une institution internationale…) va créer une structure juridique qui vend, par exemple, pour 100 millions de dollars d’obligations. Celle-ci récupère l’argent, le place, généralement en achetant des produits financiers peu risqués, comme des bons du Trésor américains, et verse à tous ceux qui ont acheté l’obligation un intérêt.
Ces investisseurs ont engagé de l’argent en pariant qu’aucune catastrophe ne se produirait durant une période de temps défini. Si c’est malheureusement le cas (on dit alors que l’obligation « rencontre son risque »), l’investisseur peut perdre toute sa mise, intérêts et principal, contrairement aux obligations classiques où l’investisseur est sûr de conserver le principal.
En dépit de ce risque, ces obligations catastrophes sont très prisées : d’une part, elles rapportent des intérêts plus élevés que les obligations traditionnelles et, d’autre part, elles sont déconnectées de l’évolution de la situation économique mondiale, qui tourne au ralenti depuis la fin de la crise financière. Autrement dit, les cat bonds permettent aux financiers d’être moins dépendants des hauts et des bas du Dow Jones ou du CAC 40.
Les compagnies d’assurances et de réassurances mettent donc en œuvre de nouvelles façons de disperser le risque, dont la principale est la titrisation des dangers climatiques. Une transposition à l’échelon météorologique des mécanismes testés avec le succès qu’on sait dans l’immobilier américain…
Parmi les produits les plus fascinants de ce nouvel arsenal financier : l’« obligation catastrophe ». La particularité des cat bonds tient à ce qu’ils procèdent non pas d’une dette contractée par un Etat pour renouveler ses infrastructures, ou par une entreprise pour financer l’innovation, mais de la nature et de ses aléas. Ils concernent un événement dont il est possible mais pas certain qu’il advienne, et dont on sait qu’il occasionnera des dégâts matériels et humains importants. Dès lors, il s’agit de disperser les risques dans l’espace et le temps, de manière à les rendre financièrement insensibles. Dans la mesure où les marchés se déploient à l’échelle mondiale, ces risques atteignent par la titrisation un « étalement » maximal.
Au jeu de l’offre et de la demande
Comme tout titre financier, les obligations climatiques passent sous les fourches Caudines des agences de notation qui leur accordent généralement la note médiocre de BB, signe qu’elles ne sont pas sans risque. La valeur d’un cat bond fluctue sur le marché en fonction de la plus ou moins grande probabilité que la menace se réalise et en fonction de l’offre et de la demande du titre concerné. Il arrive que ces titres continuent de s’échanger à l’approche d’une catastrophe et même au cours de son déroulement, par exemple lors d’une canicule en Europe ou d’un ouragan en Floride. C’est ce que les traders spécialisés appellent, avec le sens de la formule qui les caractérise, live cat bond trading — le commerce de titres en direct.
Une bourse d’échange de titres intitulée Catex, pour Catastrophe Risk Exchange, localisée dans le New Jersey, est apparue en 1995. Un investisseur excessivement exposé aux tremblements de terre californiens pourra y diversifier son portefeuille en échangeant ses cat bonds contre d’autres portant sur des ouragans caribéens ou sur un tsunami dans l’océan Indien. Catex a également pour fonction de fournir à ses clients des bases de données leur permettant d’évaluer les risques.
Les dérivés climatiques (weather derivatives), par exemple, proposent aux investisseurs des paris sur le temps qu’il va faire, c’est-à-dire sur des variations de la météo qui n’impliquent pas l’interruption du cours normal de la vie sociale.
Dans le domaine agricole, certains dérivés ont pour sous-jacent le temps de germination des plantes. Un index tel que les degrés-jours de croissance (growing degree days) mesure l’écart entre la température moyenne dont une récolte a besoin pour mûrir et la température réelle, déclenchant un versement en cas de dépassement du seuil fixé. Dans le cadre d’un swap (« échange »), deux entreprises que les variations du climat affectent de manière opposée peuvent décider de s’assurer mutuellement. Si une entreprise énergétique perd de l’argent en cas d’hiver trop doux et une société organisant des événements sportifs, en cas d’hiver trop rigoureux, elles se verseront un montant prédéterminé selon que le mercure monte ou descend.
Acteur crucial du dispositif, les agences de modélisation se livrent au catastrophe modeling, soit la modélisation des catastrophes. Leur objectif est de calculer la nature et de réduire autant que faire se peut l’incertitude. Il existe un petit nombre d’agences de modélisation dans le monde, la plupart américaines : Applied Insurance Research (AIR), Eqecat et Risk Management Solutions (RMS). En fonction de variables telles que la vitesse des vents, la taille des cyclones, les températures, mais aussi des caractéristiques physiques de la zone concernée (matériaux employés dans la construction, type de terrain, population), elles évaluent le coût d’une catastrophe, ainsi que les indemnités versées par les assureurs. Et, par conséquent, déterminent le prix d’un cat bond.
Depuis le milieu des années 2000, les Etats eux-mêmes mettent sur le marché des cat bonds « souverains », comme on parle de dette souveraine. Un marché proche des 30 milliards de dollars qui semble peu important si on le compare au total de la dette publique française qui pèse à ce jour plus de 1 700 milliards d’euros. Cette tendance, lancée par des théoriciens de l’assurance issus de la Wharton School de l’université de Pennsylvanie, l’une des écoles de commerce les plus prestigieuses du monde, est activement encouragée par la Banque mondiale et par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Les Etats s’avèrent de moins en moins capables d’assumer le coût assurantiel des désastres climatiques par des moyens conventionnels, c’est-à-dire principalement par l’impôt, même dans les pays dits « riches » (près des trois quarts des cat bonds servent à couvrir les risques des pays riches). Ils le seront d’autant moins que le nombre et la puissance de ces cataclysmes augmentent à cause du changement climatique. Pour des gouvernements aux abois, la financiarisation de l’assurance des risques climatiques représente une bouffée d’oxygène : la titrisation comme substitut à l’impôt et à la solidarité nationale. C’est là un point de fusion de la crise écologique et de la crise financière.