Bill Gates demande aux Etats de « se préparer à une pandémie comme ils se préparent à la guerre »
– Le Monde 2017 –
La crise Ebola a fait prendre conscience que les zones de conflit et les Etats fragiles sont des maillons faibles en cas de survenue d’une épidémie.
Prenez un général américain, des responsables de la défense africains, des représentants d’organisations humanitaires, de l’Organisation mondiale de la santé… et enfermez les pendant deux heures dans une salle à huis clos pour répondre à cette question : que se passerait-il si une épidémie d’Ebola surgissait dans une zone de conflit ?
Cet exercice inédit a été organisé, vendredi 17 février, dans le cadre de la conférence sur la sécurité de Munich. Les diplomates et les militaires qui fréquentent ce rendez-vous annuel sont davantage habitués à manier les risques liés aux guerres conventionnelles ou au terrorisme que ceux associés à une défaillance sanitaire. Mais l’épidémie qui avait fait 11 000 morts au Liberia, en Sierra Leone et en Guinée entre 2014 et fin 2015, a laissé dans les esprits une peur certaine.
A commencer par celui de Bill Gates, à qui revient l’inscription de cette discussion à l’agenda de Munich. Présent dans la capitale bavaroise, le fondateur de Microsoft devenu philanthrope a mis en garde contre le fait « d’ignorer les liens qui existent entre la sécurité sanitaire et la sécurité globale ». « Si aucune pandémie mondiale ne s’est produite dans l’histoire récente, cela ne signifie pas que cela n’arrivera pas à l’avenir. Et les zones de conflit ou les Etats fragiles sont les endroits où les épidémies sont les plus difficiles à éliminer », a-t-il poursuivi.
« Eliminons d’abord ce qui tue vraiment »
Les experts de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sont déjà en alerte. Plusieurs situations sont sur leurs radars de surveillance : la frontière entre le Mali et le Niger, où sévit la fièvre du Rift ; la poussée de l’hépatite A au Tchad ; celle du choléra en Somalie et au Soudan du Sud… « Les épidémies surviennent dans les zones les plus instables, où il est le plus difficile d’intervenir », confirme Peter Salama, le directeur du nouveau programme de gestion des situations d’urgence sanitaire de l’OMS créé au lendemain d’Ebola. A l’époque, l’organisation avait été vivement critiquée pour sa réaction jugée tardive face à l’épidémie.
Que faire ? Joanne Liu, la présidente de Médecins sans frontières (MSF), se montre perplexe sur l’idée d’un grand plan qui permettrait de faire barrage à une pandémie majeure. « A quoi sert de se faire peur ? Les épidémies sont le symptôme de la fragilité d’un système de santé. Commençons par donner accès aux soins aux populations les plus vulnérables, plaide-t-elle. Eliminons ce qui tue vraiment. Le choléra fait plus de 100 000 morts par an. »
Pour Peter Salama aussi, la consolidation des systèmes de santé constitue la meilleure parade. En 2016, en République démocratique du Congo (RDC), l’OMS a dû programmer en urgence la vaccination de 30 millions de personnes contre la fièvre jaune. Dont 8 millions à Kinshasa, où, faute de quantités suffisantes de produits, la dose administrée a été réduite au cinquième de la posologie réglementaire.
Réforme de l’OMS
La réforme engagée par l’OMS après Ebola est sur les rails, mais elle est encore loin d’avoir porté ses fruits. Elle prévoit la création du programme de réponse d’urgence que dirige M. Salama, l’élaboration du réseau d’alerte précoce et des investissements dans la recherche de nouveaux vaccins ainsi que dans les infrastructures de santé des pays les plus fragiles. Sur les 800 millions de dollars (753 millions d’euros) réclamés par l’organisation pour ce dernier poste, seulement 300 millions de dollars ont été jusqu’à présent récoltés.
De son côté, Bill Gates a annoncé, en décembre 2016, la création d’un partenariat public-privé pour « produire des vaccins aussi vite que les nouvelles menaces émergent ». Baptisé Coalition for Epidemic Preparedness Innovations (CEPI), l’initiative dotée d’une mise initiale de 550 millions de dollars réunit, outre la Fondation Bill et Melinda Gates (partenaire du Monde Afrique), le Wellcome Trust, la Norvège, l’Allemagne et la Commission européenne.
Mais, pour pouvoir prévenir les épidémies dans les zones de guerre et les territoires passés sous le contrôle de groupes armés, les organisations humanitaires revendiquent avant tout leur droit d’intervenir sans devenir les cibles des belligérants. « Les militaires doivent respecter les règles de la guerre. Or, de plus en plus, les hôpitaux, les convois et le personnel de santé sont pris pour cibles », déplore Joanne Liu, rappelant qu’en mai 2016, pour répondre à la situation en Syrie, au Yémen ou au Soudan du Sud, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté une résolution réaffirmant l’obligation de protéger des attaques les structures médicales. Ce rappel à la Convention de Genève est jusqu’à présent resté sans portée sur le terrain. Entre janvier 2014 et juin 2016, les services de santé ont subi 704 attaques, selon les chiffres de Chatham House publiés à Munich, dont 58 % étaient délibérées.
« Pour certains Etats, la privation des soins de santé comme la privation de nourriture font partie d’une guerre d’usure. Dans le nord-est du Nigeria, où se concentre Boko Haram, il faut s’attendre à un désastre majeur », avertit la présidente de MSF. Le Nigeria figure avec l’Afghanistan et le Pakistan parmi les trois pays où la polio n’a pas été éradiquée.
Elisabeth Decrey Warner, qui préside l’Appel de Genève, va plus loin : « Dans certains pays, les groupes armés contrôlent des territoires immenses où vivent des centaines de milliers de personnes. Si nous voulons protéger les populations civiles, il faut parler avec eux et les former. Le jour où se déclenche une épidémie, il est trop tard. » En Afrique, l’organisation travaille avec le mouvement de rébellion en Casamance, au Sahara occidental, en RDC et fut longtemps présente dans le sud du Soudan avant la partition du pays.
La seringue et le fusil
A Munich, le général Thomas D. Waldhauser, à la tête du Commandement des Etats-Unis pour l’Afrique (Africom), avance avec prudence. Entre Bill Gates qui exhorte les gouvernements à « se préparer à une pandémie comme ils se préparent à la guerre » et les organisations humanitaires dont l’urgence est d’obtenir un respect de la Convention de Genève, il insiste sur la clarification du rôle de chacun : « Nous respectons et nous dialoguons avec les ONG. Il est important que nous partagions la même compréhension de la situation sur le terrain. »
Lors de la crise Ebola, les forces armées britanniques et américaines avaient été appelées en renfort pour assurer la logistique déployée dans les trois pays contaminés. « Nous avons des moyens dont personne ne dispose pour aller dans les endroits les plus reculés et les plus dangereux », reconnaît le général américain. Cela signifie-t-il que demain, pour faire face à une pandémie, la seringue et le fusil devront faire route ensemble ? M. Waldhauser se garde bien de se prononcer sur une mission aussi délicate.